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Berlusconi, la tête au Nutella

SAMEDI

Ethiques d’éthyliques

En train au départ de Francfort, vers la Foire du livre de Cologne, à
travers des bois enneigés. Température extérieure, moins 3, à
l’intérieur des wagons, climat tropical. Les voyageurs allemands ont
presque tous, devant eux, un minuscule ordinateur et un énorme
sandwich. On parle très peu, le silence n’est interrompu que par le
gazouillis des téléphones portables. Heureusement, la seule qui ait
envie de parler est une sympathique dame germano-russe aux cheveux
couleur betterave, assise près de moi. Elle s’inquiète à cause du
Mondial de foot, elle craint que les supporters ne démolissent
l’Allemagne. «Les Italiens boivent? me demande-t-elle.
Et quand ils sont saouls, ils font quoi?» Je lui réponds:
«En général, ça les rend plus joyeux ou plus tristes,
ou les deux à la fois.»

Tout en bavardant ainsi, nous échangeons des informations sur nos
propensions éthyliques respectives, et arrivons aux conclusions
suivantes: quand ils sont saouls, les Allemands chantent. Les Russes
dansent. Les Suédois se jettent dans des lacs gelés. Les Finlandais
continuent à boire. Les Anglais se déshabillent. Les Français parlent.
Les Japonais demandent à leurs accompagnateurs de les surveiller. Les
Américains font des statistiques sur l’alcoolisme.

DIMANCHE

L’Avaleur d’oeufs

De Cologne à Leipzig en train, encore dans le froid. Près de moi, cette
fois, est assis l’Avaleur d’oeufs, un colosse qui descend des oeufs
durs comme si c’étaient des chocolats. Tout en dévorant, il écoute de
la musique dans son walkman. Aux gestes héroïques qu’il dessine dans
l’air, je dirais qu’il est aux prises avec Wagner. Au sixième oeuf, il
s’aperçoit de ma présence, reconnaît mon ethnie et m’apprend qu’il est
en train d’écouter un ténor italien. «Bocelli Berlusconi Benigni»,
énumère-t-il, complice. Je lui réponds en anglo-allemand que, pour des
raisons évidemment différentes, aucun des trois ne me plaît. Il me
regarde comme si j’étais un criminel et ne m’adresse plus la parole. Je
remercie le ciel de ne pas être un oeuf. A Leipzig, la Foire du livre
est bondée et très colorée, car si les jeunes se déguisent, ils entrent
presque gratis. Parmi les personnages de manga et les mini-catwomen
s’avance un gamin à l’énorme perruque blanche.
«Et toi, qui es-tu?» «Mozart, non?» répond-il.

LUNDI

«Momentanément vivant»

Arrivée à Berlin. Sous la neige, la ville est toute blanche et noire. Elle a la
beauté d’une vieille star du muet. Nous allons faire une lecture dans
le foyer du Berliner Ensemble. Ici, tout paraît inchangé, l’esprit de
Brecht flotte parmi l’odeur de bois ancien. Soudain, un préposé à la
scène se donne un coup de marteau sur un doigt et brise le sortilège,
avec un sonore «merde». J’écoute Hermann Beil, un monstre sacré du
théâtre européen. Après la lecture, rendez-vous avec une étudiante
allemande qui rédige une thèse sur moi. Dans son mail, elle
m’expliquait qu’elle m’avait choisi en tant qu’écrivain
«momentanément vivant».
Je lui ai répondu que je comprenais le sens de sa phrase, mais qu’elle aussi était
«momentanément vivante»,
même si elle avait plus de chances de survie que moi. Elle m’explique
qu’évidemment elle voulait dire que Pirandello, Buzzati et Sciascia
étant morts, elle a dû se contenter de moi pour échanger des
informations. Même si elle est très sympathique, quand elle me regarde,
j’ai envie de faire un signe de conjuration momentanément et
typiquement italien.

MARDI

Fast-food de l’inconscient

Entre Berlin et Vienne, enfin du soleil. A la consigne, un compatriote
m’arrête et me demande si mon portable marche aussi en Autriche. Je
réponds oui, avec orgueil. «Pas le mien, bordel de merde»,
dit-il, furieux. Son visage est aussi pâle que si on lui avait débranché
son respirateur artificiel.
«Vous me prêtez votre portable un instant, pour que je téléphone à
ma femme?»
demande-t-il. «Ma chérie, fait-il,
je voulais te dire qu’ici ce putain de portable ne marche pas, je
t’appelle du téléphone de quelqu’un, on ne pourra donc pas se parler.»

A l’autre bout, il y a une réponse laconique, et le compatriote me rend
mon portable. Voilà, ils n’avaient rien à se dire, mais maintenant ils
savent qu’ils ne peuvent pas se dire le rien qu’ils avaient à se dire.
Vienne est vraiment le centre de l’Europe, les panneaux routiers indiquent à
droite Prague, à gauche Budapest. Il y a des choses rarissimes, comme
une plaque rappelant Staline et le panda géant du zoo. Lecture dans une
magnifique Literaturhaus dédiée à Canetti. Dans un hôtel se
tient un cours de «schnell Psychoanalyse». En trois mois, on t’apprend
à psychanalyser ta femme ou ton mari. L’affaire sent un peu l’arnaque.
Un fast-food de l’inconscient, un McFreud. Nous passons devant la
maison où Freud tenait ses premières séances. Je ne lui dis pas ce que
j’ai vu dans l’hôtel.

MERCREDI

Supporteur de la Juventus

Retour dans la patrie. A Rome, le ciel est nuageux, mais la température est
douce. Dès que je monte dans le taxi, le chauffeur m’apostrophe:
«Attention, si vous êtes un supporteur de la Juventus, je ne vous prends pas,
je viens de m’engueuler avec l’un d’eux.»

Je pense: bienvenue à la maison. Je lui réponds:
«Je suis pour Bologne qui est une petite équipe minable
de deuxième division.»

Il sourit, plein de commisération, et me dit:
«Je plaisantais, je vous aurais pris… peut-être.»
Sur la route de l’aéroport m’apparaît le visage de Berlusconi qui me sourit
depuis des affiches gigantesques, tous les cent mètres. Sur certaines,
il a une chevelure normale, sur d’autres, on dirait que sa tête est
tartinée de Nutella. «Vous l’aimez, notre premier?»
demande le chauffeur. Je réponds: «Pas du tout.» «Moi, me dit-il,
je suis indécis. J’ai voté pour lui la dernière fois, mais cette fois je
ne sais pas. Donnez-moi une raison de ne pas voter pour lui.» «J’en
aurais mille,
lui dis-je, mais quand je regarde les affiches…
Il ne me plaît pas parce qu’il a honte de vieillir. Pourquoi tous ces
liftings, le fond de teint, les cheveux greffés, le Botox? S’il a une
tête d’homme honnête, comme il l’a dit une fois, pourquoi la
change-t-il?» «Vous avez peut-être raison»,

dit le chauffeur de taxi, pensif. Si on gagne par une voix d’écart, cher Prodi,
ce sera grâce à moi.

JEUDI

Petit musée, grand projet

Conférence de presse pour un projet dont nous rêvons depuis longtemps. C’est le
musée des créatures imaginaires, un musée ludique pour enfants et
adultes, à faire tourner dans les villes italiennes. Moi, j’écrirai les
histoires et j’inventerai les créatures, Francesco Tullio Atlan, génie
de la satire, dessinera les planches et Pietro Perotti, ancien ouvrier
Fiat et magicien du caoutchouc mousse, réalisera les modèles. Des plus
petits insectes, comme le scarabée-ouvrier qui serait le cauchemar de
Villepin, au keskecésaure, le squelette de dinosaure le plus bizarre du
monde. La moitié du musée sera inventée par nous, l’autre moitié par
les enfants qui pourront apporter des dessins, des modèles réduits, des
histoires. Le but de tout cela, c’est de financer Amref Italia,
association qui organise des projets d’assainissement du territoire,
construit des puits et combat la malaria en Afrique. Elle compte une
centaine de personnes, opérateurs et volontaires, et cinq cent mille
membres qui la soutiennent. Heureusement, c’est cela aussi, l’Italie.

VENDREDI

Longue vie à Dario Fo

Promenade dans Rome. Toute la ville est tapissée d’affiches électorales
illégales. Chaque nuit, quelqu’un colle la sienne par-dessus celle des
autres. Les affiches de la droite de Fini sont recouvertes par celles
de l’extrême droite d’Alessandra Mussolini. Sur celles de la gauche
sont superposées celles de la Ligue du Nord. Le candidat est Cecchi
Gori, un producteur banqueroutier qui n’est pas du tout du Nord, au
contraire, il fait partie de la nomenklatura romaine tant détestée.
Mais c’est bien connu, quand il s’agit de ratisser des voix…
La gauche aussi a inséré dans ses listes quelques candidats pas vraiment
irrésistibles. Vittorio Sgarbi, passé des rangs berlusconiens au centre
gauche d’un bond de félin. Cirino Pomicino, magouilleur du Sud. Et tout
le monde avait fait la grimace devant la candidature de Vladimir
Luxuria, transsexuel télévisuel, qui s’avère, en fait,
sérieux et très
compétent. J’adresse mes voeux par téléphone à
Dario Fo, qui fête
demain ses 80 ans. Lui et Franca Rame sont un peu malades, mais ils ont
encore une énergie incroyable. Lui dirige des opéras et elle a posé sa
candidature au Sénat. Et ils arrivent encore à déranger, à droite comme
à gauche. A Milan, il y aura une grande fête pour Dario. Mais comment
oublier qu’en Italie personne ne lui a jamais octroyé un théâtre
permanent, si bien que Dario et Franca ont joué, durant la moitié de
leur carrière, sous des chapiteaux? Longue vie à toi, Dario, maître
souriant et en colère.
Rome resplendit, printanière. A la
télévision, on rapporte la dernière sortie de Berlusconi. Une petite
cloque de bile — c’est comme ça que je l’avais définie, un jour, et je
persiste. Il sait que pour éviter la défaite, la dernière arme consiste
à empoisonner le climat électoral des dernières semaines. Il a des
paroles haineuses, dans l’ordre, pour les: magistrats, industriels
progressistes, communistes (c’est-à-dire tous ceux qui le critiquent);
intellectuels en général, historiens, syndicalistes, sociologues,
altermondialistes, arbitres de foot, maires, ouvriers grévistes,
prêtres ouvriers, couples en concubinage, alliés qui le trahissent,
proEuropéens, immigrés, clandestins ou pas, journalistes italiens et
étrangers, acteurs comiques, étudiants, enseignants rebelles et
sondeurs menteurs.
Parviendrons-nous à réélire un homme qui hait 90% de ses compatriotes?

(Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli)

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